SOMMAIRE

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BIOGRAPHIE

   La biographie d'Alfons Maria Mucha étant aisément accessible ailleurs, je vous en présente une plus originale (bien qu'incomplète parce que rédigée du vivant de l'artiste) par le Père Abel Fulcran César Fabre (1872-1929) spécialiste de l'Art religieux.

Mucha - Un Maitre Décorateur: Après Une Visite Au Pavillon De Bosnie.
Article de Abel Fulcran César Fabre paru dans Le Mois Littéraire et Pittoresque (N° 17 Mai 1900, pages 579-598).

   Le long ruban qui s'étendait sur la rive gauche de la Seine, du pont des Invalides à celui de l'Alma, comprenant à la fois le quai d'Orsay et le port du Gros-Caillou, s'appelle aujourd'hui la « rue des Nations ». Bordée de deux rangées parallèles de pavillons étrangers au nombre de vingt-deux, les uns à l'ombre des ormes du quai, les autres plongeant leurs pilotis dans le fleuve, elle est assurément, par suite de sa variété, l'un des coins les plus attirants de l'Exposition universelle. On y voit les Etats-Unis à deux pas de la Grèce et de la Norvège, l'Italie côte à côte avec la Perse et la Turquie, les joyeuses constructions gothiques et les fantaisies orientales auprès des pompeux monuments Renaissance: rapprochements bizarres et voisinages inattendus, de nature à contenter les amateurs d'impressions diverses.

   C'est là, au milieu de cet ensemble disparate, que s'élève le pavillon de Bosnie-Herzégovine, entre le palais de l'Autriche et celui de la Hongrie, formant avec eux une même section.

   L'architecte, M. Panek, a donné à ce petit monument une forme agreste des plus attrayantes. Renonçant à ce que l'on est convenu d'appeler le style, il a, contrairement à beaucoup d'autres, sacrifié au pittoresque les recherches d'une érudition plus apparente que réelle. Sa construction est très simple et point prétentieuse; ce qui est déjà bien. Elle n'est ni une leçon d'archéologie, comme le palais gothico-vénitien de l'Italie et le pseudo-Panthéon des Etats-Unis, ni une copie transplantée comme l'Hôtel de Ville de la Belgique et le Kingston-House de la Grande-Bretagne, mais une œuvre personnelle à physionomie turque. Avec sa tour ardoisée, ses toits rouges, ses moucharabiyéhs saillants et ses galeries à arcades se détachant sur des murs incrustés où le bleu domine, cette villa exotique charme vraiment par sa couleur.

   Ceux que ne satisfait pas l'art officiel, avec ses glorieuses défroques tirées de l'arsenal classique et ses formules vieillies aujourd'hui vides de sens, pourront venir ici apaiser leur humeur chagrine. Si les colonnades solennelles les laissent froids et si les pégases ailés ne leur disent rien, qu'ils entrent. Le salon d'honneur de la « maison bosniaque » leur ménage une surprise agréable: une page décorative écrite par Mucha.

   J'ai déjà dit comment le jeune étranger avait conquis à coup d'affiches la capitale de l'art moderne. « Gismonda », « Amants », « la Dame aux Camélias », « Lorenzaccio », « la Samaritaine », « Médée », « Hamlet » et vingt autres lui ont fait en ce genre une réputation universelle. Beaucoup ne le connaissent même que par ces estampes infiniment douces à l'œil, où se profilent en des poses alanguies de mystiques princesses lointaines, incarnations toujours nouvelles de la grande tragédienne Sarah Bernhardt. Ce n'est pourtant là ;qu'une partie secondaire de son œuvre et une manifestation nouvelle de son talent. L'œuvre de Mucha forme aujourd'hui un véritable musée où sont noyées une trentaine d'affiches. Celles-ci ont été le point de départ d'une évolution dont la décoration du palais de Bosnie parait être l'aboutissant. C'est à ce titre qu'il convient de la signaler.

   Il ne sera sans doute pas sans intérêt de saisir à son début cette âme d'artiste, de la suivre dans ses développements successifs et d'étudier la préparation lente qui a précédé son épanouissement dernier, en essayant auparavant une biographie détaillée et..... exacte. Ce sera une double nouveauté.

   Alfons-Marie Mucha appartient à la nation tchèque. Il est né en Autriche, d'une famille catholique, le 24 juillet 1860, à Ivancice (Moravie). Il n'est donc pas Hongrois, comme on l'a si souvent écrit, soit par méprise, soit par calcul.

   Une Valkyrie bienfaisante a veillé sur son berceau, lui mettant au cœur la flamme de l'art et une insouciance faite de rêverie et de confiance en son étoile. On va voir, par les anecdotes suivantes, que le futur affichiste parisien est véritablement né un crayon à la main.

   C'est à l'âge de cinq ans qu'eut lieu le premier éveil de sa vocation artistique. Le petit Mucha, alors très espiègle, avait fait ce jour-là tant et tant de tapage, que sa mère, pour le punir, l'avait mis à genoux dans une chambre attenant à la salle à manger, et chauffée par un poêle. Les heures se passent, le soir arrive, et l'on pense enfin à délivrer le prisonnier. La maman ouvre la porte avec précaution, et quelle n'est pas sa surprise de voir son petit Alfons, une escarbille à la main, en train de décorer le mur. Celui-ci était littéralement couvert de bonshommes, soldats, chevaux, jusqu'à la hauteur d'un mètre. Faute de chaise, Mucha n'avait pu aller plus haut. C'était son premier essai de peinture murale.

   A huit ans, Alfons avait déjà un superbe album qu'il crayonnait avec rage. Chaque dimanche, l'album était déposé sur les maigres genoux de grand-mère. Mucha lui montrait, en les expliquant longuement, les croquis de la semaine, et Maly, qui raffolait de son petit-fils, lui donnait en échange des dragées.

   Les jours de fête, et quand le petit Alfons avait été très sage, la vieille Maly avait en réserve une grande récompense, plus désirée encore que les délicieux bonbons, la plus grande que rêvât alors le petit bonhomme. On apportait sur la table un vieux et gros livre, héritage des ancêtres, illustré de grandes gravures. La première représentait « Van Dyck visitant l'atelier de Rubens »..... et c'était merveille de voir, près des joues ridées de l'aïeule, ce joli visage de chérubin à boucles d'or, les yeux arrondis par l'extase, muet de surprise et d'étonnement.

   L'échange de dragées et de dessins dura longtemps. Un dimanche, au sortir des Vêpres, Alfons s'aperçut que son album avait disparu. Ce fut une désolation telle, que ni les bonbons de grand'maman, ni les caresses des deux petites sœurs ne purent le consoler. Seul, le livre aux vieilles gravures lui apporta une joie capable de faire contrepoids à sa douleur. Maly lui en fit cadeau.

   En 1870, Mucha quitte sa famille et part pour Brunn, capitale de la Moravie. Nous l'y voyons enfant de chœur à l'église métropolitaine. Sa mère aurait voulu qu'il entrât au Séminaire et devînt prêtre; mais notre artiste en herbe ne rêvait déjà plus que dessin, et répondait peinture quand on lui parlait dévotion. Son père, qui se rendait compte de cet état d'esprit, lui dit un jour devant les ruines fumantes d'une grange brûlée: « Ces décombres deviendront plutôt Rome que toi curé. ».

   Il fallait pourtant se décider. Le père et la mère amenèrent Alfons devant un chanoine de la cathédrale: « Veux-tu être prêtre? lui demanda celui-ci. — Oui, je veux être peintre.» répondit l'enfant, distrait. On n'en parla plus.

   A seize ans, Mucha entre au collège de Briinn et se montre sans rival au cours de dessin. Plusieurs de ses condisciples le prennent en secret pour maître. Il est entendu qu'Alfons achèvera en cachette leurs dessins et qu'ils lui fourniront en échange des « buchty » (gâteaux), un peu d'argent aussi, et surtout du tabac. L'enragé fumeur qu'est aujourd'hui Mucha commençait à naître.

   C'est alors qu'il fait connaissance du vieux peintre Zeleny. Celui-ci l'encourage, l'aide de ses conseils et le pousse dans la voie de l'art. Dès ce jour, l'idée de devenir un grand artiste prend corps chez cet adolescent, qui se décide enfin à envoyer à Prague, au directeur de l'Académie des beaux-arts, un ensemble de travaux soigneusement exécutés.

   Le directeur était un peu myope. Il ne vit pas l'arbre à fruit caché sous le sauvageon inculte. Il ne devina pas que ce crayon, après avoir procuré à son possesseur les dragées de grand'mère et les cigares des condisciples, lui vaudrait l'or et l'encens des Parisiens. Il répondit en substance: « Vous n'avez pas de talent, et vous perdez votre temps à vouloir dessiner. Cherchez autre chose. ».

   Malgré cette réponse décevante, Mucha part pour Prague, dont le cachet pittoresque et moyenâgeux ravit son imagination, l'aiguillant vers le fantastique et le merveilleux. Mais les impressions artistiques ne suffisent pas à faire vivre. Ne pouvant compter sur sa famille, trop pauvre pour lui venir en aide, Alfons Mucha va à Vienne demander du travail et du pain à la maison Kautsky-Brioschi-Burckhardt, chargée des décors de l'Opéra impérial. Quelques mois à peine s'écoulent, et le feu dévore le Ring Théâtre, obligeant le directeur à congédier une partie de son personnel.

   Mucha n'avait que dix francs en poche le jour où il se trouva ainsi brusquement jeté sur le pavé. Mais il avait vingt ans, du talent, et la foi en son avenir.

   Découragé, il se rend à la gare, prend un billet pour Laa, y descend, cherchant vainement du travail. Il en repart trois jours après pour Mikulov (Nicolsburg) et va conter ses malheurs à un libraire. Celui-ci consent à placarder ses dessins sur sa vitrine, avec la mention que l'artiste fait des portraits à 10 francs pièce. Bientôt, les amateurs se présentent en foule, et Mucha passe deux ans à portraicturer les habitants de Mikulov.

   Fatigué de cette vie de photographe, il allait chercher fortune ailleurs, lorsqu'il fit la connaissance du régisseur du comte Khuen. Ce dernier, qui venait de bâtir un château dans les environs, était précisément en quête d'un artiste capable de le décorer royalement. Son rêve était de devenir un petit Mécène, et comme Mucha en cherchait un, le château s'ouvrit tout grand devant lui comme devant un envoyé du ciel. Les derniers mois de 1882 furent employés à la décoration de la salle à manger. Charmé du jeune homme, le comte Khuen l'envoie au Tyrol travailler d'après nature. C'est là que Mucha puisera cette connaissance approfondie de la flore qui fera de lui un maître hors ligne dans l'ornementation végétale. Il y passe deux ans, face à face avec la nature, emmagasinant des trésors d'observation, et ne quitte cette grande école tenue par Dieu que pour aller à Munich, où l'envoie la générosité de son bienfaiteur, conseillé par le peintre Kray.

   L'Académie de peinture de Munich est la plus célèbre de l'Allemagne. Après deux ans d'études, Mucha y obtient, en 1887, le premier prix de composition.

   A l'automne de cette même année, le jeune homme, qui se sent des ailes et quelque chose là, part pour Paris, la patrie rêvée de tous les artistes. Il s'installe à l'impasse de Mazagran, près de la porte Saint-Denis, entre à l'Académie Julian, et fréquente, entre deux, les ateliers de Lefebvre et de Boulanger, sans souci du lendemain, grâce à la pension que lui fournit le comte Khuen.

   Le printemps suivant, en mettant des bourgeons aux arbres, lui met au cœur la nostalgie du pays natal, et nous le retrouvons en Moravie, puis au château du comte Khuen, occupé à peindre la salle de jeu.

   Ce travail achevé, il traverse la Suisse, revient à Paris, entre à l'Académie Collarossi et devient élève de Jean-Paul Laurens. Sur ces entrefaites, son bienfaiteur lui écrit qu'il ne peut plus le soutenir: Mucha ne devra désormais compter que sur lui-même. C'est la lutte avec la misère qui recommence, implacable de part et d'autre. Après quelques éclaircies fugitives, le ciel s'est embrumé à nouveau. A quand le beau temps?

   L'année 1889 a été la plus dure de la vie de Mucha. Il l'a passée tout entière, 52, avenue du Maine, en compagnie d'un ami d'enfance, Vacha, retrouvé par hasard, aujourd'hui portraitiste distingué. Les deux amis se souviennent encore de la somme de diplomatie qu'il leur fallut dépenser pour faire patienter le bon père Michaud, le restaurateur du coin. Celui-ci, las d'attendre un argent qui ne venait jamais, monte un jour chez Mucha et lui présente pour la dernière fois la note à payer. « Donne-moi huit jours encore. » implore l'artiste. Michaud descendu, Mucha se campe devant une toile aux proportions gigantesques et commence une décoration de plafond comprenant une centaine de personnages. On verra alors de quoi il est capable.

   Pendant que notre artiste brosse avec rage, une lettre arrive. C'est la Vie populaire qui demande un dessin. Les commandes se succèdent, Mucha devient « illustrateur» et parvient à payer les notes du père Michaud.

   L' « illustration » est le gagne-pain quotidien des pauvres artistes. Elle est infiniment plus lucrative que des décorations de plafond pour des châteaux..... en Espagne.

   Mucha, qui s'en est aperçu, va frapper à la porte de la maison Colin. Celle-ci lui donne à illustrer, en collaboration avec Ruty, les Mémoires d'un Eléphant blanc. Et alors c'est toute une série de romans: Les Contes de Grand'Mères, de Xavier Marmier; Singoala; les Chasseurs d'Epaves; les Lunettes bleues, de Magbert ; Jamais contents, de Gérard de Montméril; la Vallée des Colibris, les Adamites, du poète tchèque Vrchlicky; les Poésies du Foyer, d'Eugène Manuel, etc. Les grands journaux et les revues illustrées ont aussi recours à son crayon. Mucha en déploie toute la richesse et la fécondité.

   En 1892, la maison Colin n'hésite pas à lui confier, en même temps qu'à Rochegrosse, les illustrations de l'Histoire d'Allemagne.

   L'aisance était donc revenue au foyer de Mucha; mais la Fortune, avec la Gloire pour cortège, ne venait toujours pas. Elle attendait, pour frapper à la porte du jeune Morave, que la fée protectrice lui en ait indiqué l'adresse exacte.

   Un jour, la fée vint.....sous les traits de Sarah Bernhardt, qui fit de Mucha son affichiste et l'attacha à son théâtre. Nous sommes en 1894. La célébrité commence.

   Mucha avait pu jusque-là se révéler dessinateur de première force et véritable peintre d'histoire. Ses merveilleuses illustrations et ses restitutions historiques étaient passées inaperçues; désormais, ses affiches vont claironner son nom à toute l'Europe.

   Cette année-là, deux « Expositions Mucha » se succèdent, l'une à La Bodinière, l'autre à La Plume, qui font courir le Tout-Paris. C'est un artiste nouveau qui se révèle, présenté au public par une lettre de la tragédienne. Dans les revues et les journaux, les critiques d'art ne tarissent pas d'éloges. L'un rêve d'un automne peint par Mucha et attend de lui des paysages; un autre, moderniste convaincu, compte sur Mucha pour trouver enfin la forme de l'automobile...

   Pendant ce temps, Mucha quittait la rue de la Grande-Chaumière qu'il habitait depuis trois ans, et s'installait au Val de Grâce.

   C'est là qu'il habite encore, au fond d'un petit jardin.

   Un escalier de quelques marches vous conduit à la porte d'un vaste atelier vitré. Vous sonnez, la porte s'ouvre, une lourde tenture se soulève, et Mucha apparaît. Une nerveuse poignée de main scande un bonjour dit avec tendresse, et, tout de suite, vous voilà dans l'atelier. Au milieu, un immense abat-jour laisse tomber du plafond, sur un cercle de chevalets, la lumière de six lampes à gaz dissimulées derrière des treillis de métal ornés de verroteries. Puis, c'est un dédale inextricable de meubles exotiques et d'objets bizarres..... le musée habituel des artistes. Remarquez, en passant, un retable avec tabernacle, un voile humerai, un christ byzantin et Notre-Dame de La Salette. Dans un angle, un piano et un harmonium — Mucha est un brillant musicien; un buste en bronze signé Mucha — le peintre modèle à ses heures; et des chardons gigantesques. Piquées ça et là sur des paravents mobiles, les affiches du maître prennent vaguement des airs d'icônes. Partout des yeux qui vous fixent, yeux de Sarah, yeux de fées dans des scènes fantastiques exhalant un vague relent de spiritisme. Il se dégage de tout comme une impression de mystère. On se croirait dans un sanctuaire oriental.

   Sanctuaire est plus exact que musée, car Mucha est un mystique. C'est même la note dominante de son esprit comme le sentiment décoratif est la caractéristique de son tempérament d'artiste. Rien d'étonnant, après cela, que, passionné pour les sciences occultes, il se soit livré, en compagnie de M. de Rochas, à des recherches sur le magnétisme.

   La personnalité artistique de Mucha est très complexe. Il y a en lui l'illustrateur, le peintre d'histoire et le décorateur. Son talent a subi ces trois phases. La dernière seule nous intéresse ici.

   Déjà ses affiches, les cent trente-deux lithographies d'llsée, et ses panneaux, où s'affirmait une si parfaite entente de la décoration, annonçaient des qualités novatrices de premier ordre et faisaient présager un créateur destiné à devenir, après Grasset, le « père nourricier des décorateurs modernes ». Cette nouvelle voie une fois trouvée, Mucha abandonne tout pour la suivre. Certains le regrettent. Mais ne vaut-il pas mieux explorer de nouvelles régions que répéter ce que d'autres ont déjà dit? En décoration, Mucha avait un mot à dire; il l'a dit. Nous souhaitons qu'il parle encore. C'est le moment de l'écouter et de causer art décoratif en regardant sa dernière œuvre. Entrons auparavant dans la « maison bosniaque ».

   La porte franchie, nous nous trouvons sous une galerie entourant une salle centrale. A droite, un intérieur bosniaque; à gauche, des tapis brodés en Bosnie d'après les dessins de Mucha.

   La galerie opposée se termine par une abside demi-circulaire, flanquée de deux statues : la Fileuse et la Brodeuse, modelées d'après les croquis du même artiste. Elle renferme trois dioramas : Sérajévo, capitale de la Bosnie, et deux vues des Balkans, les chutes de Jaïce et la source de la Bounae.

   Les galeries latérales sont consacrées à l'ethnographie du pays. On y voit plusieurs collections du musée de Sérajévo. Celles du premier étage nous mettent au courant de l'état actuel de la Bosnie au point de vue de l'agriculture, de l'instruction et de l'industrie. Enfin, exposés au centre, les travaux de l'Ecole des arts décoratifs de Sérajévo, la seule qui existe en pays musulman.

   Tout cet ensemble, œuvre de M. Moser, commissaire général de Bosnie-Herzégovine, permettra de constater les progrès accomplis par la Bosnie depuis que le traité de Berlin l'a soustraite a la Turquie pour la soumettre à l'Autriche. M. Kallay, ministre des Finances de l'empire austro-hongrois, à qui la Bosnie doit la création de plus de quatre cents écoles, est le véritable auteur de cette transformation qui s'accentue tous les jours, et qui deviendrait plus rapide encore si l'élément turc n'y mettait obstacle.

   Revenons à la salle centrale. Au-dessus des arcatures qui la séparent des galeries se trouve la partie vraiment intéressante de la décoration. Elle est exécutée à l'aquarelle sur toile très fine marouflée, et se divise en trois zones.

   Celle du milieu, la principale, porte le nom de « Cycle bosniaque ». Dans un paysage continu, troué de temps à autre par une fenêtre géminée ou par une porte donnant sur un balcon, se déroulent les douze scènes suivantes :

   1, 2, et 3. Les trois âges préhistoriques. Rien de Cormon : tout est joli.
4. La période romaine. Devant une construction ionique, des jeunes filles sous un vélum.
5. L'arrivée des Slaves.
6. Devant le tribunal : le serment du glaive. Un Ancien rendant la justice.
7. Les premiers apôtres chrétiens.
8. Une vengeance des Bogomiles, hérétiques du XII siècle.
9. Couronnement d'un roi de Bosnie.
10. 1l et 12. Les trois religions du pays figurées par trois groupes: des architectes de mosquées, la bénédiction de l'eau chez les orthodoxes, la confirmation catholique.

   Entre cette dernière scène et l'âge de pierre, séparée des deux par un groupe ethnographique, se déroule une vaste composition symbolique: la Bosnie offrant ses produits à l'Exposition.

   Au-dessous du cycle bosniaque court une frise végétale. Enfin, au-dessus, dans une gamme uniformément bleue, couleur de rêve, une série de scènes fantastiques, fleurs de légendes bosniaques.

   La Bosnie est encore un pays jeune. La légende vit toujours dans ses montagnes sauvages, où la vie moderne n'a pas encore coupé les ailes de cette fille de l'imagination populaire. Pour tout Bosniaque, il existe des forêts mystérieuses, habitées par les vilas. Les vilas sont des vierges au corps éthéré comme un rayon de soleil et aux longs cheveux d'or. Elles naissent de la rosée tombant sur les feuilles des arbres. Les carrefours sont leurs lieux habituels de réunion, et si un passant les y surprend, elles se vengent de l'indiscret en lui volant son ombre.

   Dans le riche jardin des légendes bosniaques, Mucha a choisi « la Fiancée d'Hasa-naga », « Long Amour », « la Sœur unique », « Ivo et Anitza ». J'emprunte les deux dernières au livre de M. de Colonna: Contes de la Bosnie, en les abrégeant un peu. C'est de ce texte même que s'est inspiré Mucha.

   La Sœur unique. — Neuf frères ont une sœur belle comme les étoiles. Ils ont refusé pour elle tous les nobles beys du pays. Cependant Yanka aime, et ses neuf frères, ne voulant pas empêcher le bonheur de leur Yanka d'or, la donnent au fiancé dont la maison est à neuf jours de marche.

   L'heure du mariage venue, l'escorte arrive avec trente-cinq invités, montés sur des chevaux noirs, et pour Yanka un beau cheval blanc. Les neuf frères pâlissent, car sur la selle du cheval blanc est une femme voilée de noir.

   Les frères baisent leur sœur au front et la mettent sur la selle de velours du beau coursier blanc. Les trente-cinq invités embrassent les neuf frères, la femme invisible les embrasse aussi. L'escorte se met en marche et disparaît bientôt au détour de la montagne de Banialouka. Longtemps, les neuf frères suivent de leurs yeux remplis de larmes le voile d'or de Yanka, et, quand ils ne le voient plus, ils rentrent silencieux dans la maison solitaire. Soudain, chacun d'eux ressent une grande douleur au front, là où la femme pâle a posé ses lèvres de glace. Cette femme est Mourtia, la peste, et les neuf frères, en neuf jours, meurent de son baiser. La mère les ensevelit seule de ses mains tremblantes de vieille mara. Puis elle s'assied entre les neuf tombes et pleure tant qu'elle devient aveugle.

   Yanka, dans la maison blanche de son bey, est bien heureuse, mais elle pense à ses frères, et son bonheur est moins grand. Cependant, un souvenir la console: ils ont promis que, chaque année, l'un d'eux lui rendrait visite. Chaque soir elle va sur la route, et elle attend, espérant voir venir l'un des neuf frères.

   Un soir, Yanka pleure, assise sur la pierre du chemin, où depuis neuf années elle guette le voyageur qui ne vient pas. Tout à coup, une pie chante auprès d'elle. Yanka lève les yeux: devant elle est son frère Hussein. Elle bondit, et s'aperçoit que son visage est pâle comme celui d'un cadavre. Elle l'embrasse, et sent une odeur de tombeau. « Frère, dit-elle, pourquoi sens-tu la terre? — Yanka, c'est l'odeur de l'ombre qui imprègne mon manteau. ». Alors il la prend en croupe et fait aller si vivement son cheval que les neuf jours de voyage se passent comme une pensée.

   Lorsqu'ils sont près de la maison, Yanka s'étonne des champs déserts. Elle franchit le seuil et voit sa vieille mère assise, pleurant. Elle accourt et la baise au front, « Ah ! s'écrie l'infortunée, maudite Mourtia, te voilà enfin! pourquoi as-tu pris mes neuf fils? — Ma mère d'or, ce n'est pas la peste qui te baise au front, c'est ta fille unique que son frère est venu chercher chez son seigneur. ». La mère tâte les longs cheveux de sa fille. « Ce n'est pas Hussein qui t'a conduite près de moi, dit-elle, mais un ange de Dieu. ». Elle recouvre la vue, tant son bonheur est grand, et meurt dans les bras de Yanka.

   Yanka ne retourne pas dans sa maison blanche. Son bey l'attend et ses petits pâlissent. Yanka devient un coucou gris qui toujours appelle ses neuf frères : Hussein ! Braïm ! Assan! Yousouf! Courtich! Ibich! Yéto ! Hadjar! Ali!

   Ivo et Anitza. — Les Turcs ont occupé Krémen et fait prisonniers les enfants du roi. Le bel Ivo, vêtu de pourpre, ils l'ont donné au sultan; la belle Anitza aux cheveux d'or, ils l'ont donnée à la sultane. Depuis neuf années, le frère languit dans un cachot; depuis neuf années, la sœur est enfermée dans le harem.

   Anitza est triste. « Ma fille, demande la sultane, pourquoi es-tu triste? Que te manque-t-il? — Ma mère, il me manque mon frère Ivo. — Lève-toi avant l'aube et descends dans la prairie, Ivo s'y trouvera. ».

   Anitza descend dans la prairie. Ivo dort sur l'herbe. Il dort, mais il est pâle, pâle comme l'écorce du bouleau. Anitza se penche, le baise au front, et une larme tombe dans ses cheveux. « O Dieu, je te remercie, s'écrie l'enfant, tu laisses la rosée du ciel venir sur moi. — Ce n'est pas la rosée, mon Ivo d'or, c'est une larme de ta sœur. ». Ivo s'éveille, embrasse Anitza et pleure. « Viens, dit-il, sauvons-nous sur ton cheval blanc que la sultane t'a donné. ».

   Les petits princes chevauchent trois longs jours. Le matin du quatrième, ils arrivent dans les plaines de Krémen. Trois cents moissonneurs qui ne chantent pas, qui ne sont point joyeux et qui sont vêtus de noir, fauchent le blé blanc. Les deux enfants s'arrêtent : « Quel est votre grand malheur, trois cents moissonneurs? — Nous n'avons plus de joie, depuis le sommet du Proloque jusqu'à la vallée de Krémen, parce que le Turc a emmené prisonniers les enfants de notre reine, le bel Ivo vêtu de pourpre, la belle Anitza aux cheveux d'or. — Nous avons faim, trois cents moissonneurs. — Frappez à cette porte, c'est le palais du roi. ».

   Ivo soulève la poignée en pierreries. Dans la cour pleine de ronces, une femme assise pleure. A une fenêtre de la tour, un homme est debout, les yeux sèchent dans ses paupières, et ses cheveux sont blancs comme la neige des monts de Bosnie. La femme regarde les deux hôtes, puis elle pleure comme un coucou, elle soupire comme une hirondelle. L'esclave noir conduit Ivo et Anitza dans la salle de la haute tour. Ivo prend au mur sa guzla incrustée de perles, et il chante : « Quand les Turcs ont occupé Krémen, ils ont emmené prisonniers les enfants du roi. Le bel Ivo vêtu de pourpre, ils l'ont donné au sultan. La belle Anitza aux cheveux d'or, ils l'ont donnée à la sultane. Depuis neuf années, le frère languit dans un cachot. Depuis neuf années, la sœur est dans le harem.....

   Dès l'aube, Ivo et Anitza se sont enfuis sur le cheval blanc donné par la sultane. Et, après trois jours, ils ont frappé à la porte d'or du palais de leur Père-Roi, du palais de leur Mère-Reine. »

   Le beau vieillard est descendu de la haute tour. La belle princesse ne pleure plus comme un coucou; elle ne soupire plus comme une hirondelle. Le roi a reconnu la voix de son Ivo vêtu de pourpre. La reine a reconnu le visage de son Anitza aux cheveux d'or. La guzla incrustée de perles ne chante plus. C'est le chœur de Krémen qui chante jusqu'au sommet du Proloque.

   On voit qu'il y avait là de quoi inspirer un talent fait surtout de grâce et d'élégance. Mucha a parfaitement rendu la poésie des vieux chanteurs de Bosnie. Le poème de lignes et de couleurs qu'il a tiré de leurs chants nous révèle, ainsi que le cycle bosniaque, un art nouveau, créé de toutes pièces. Essayons de l'analyser.

   On prête à Puvis de Chavannes un mot énergique sur un de ses collaborateurs au Panthéon: « Il se f... de la muraille, la muraille le vomira ». Le premier devoir du décorateur est, en effet, le respect du mur. Il est chargé de l'orner, non de le détruire.

   Contrairement au tableau, dont le cadre est une fenêtre ouverte sur la réalité, la peinture décorative est, par essence, une interprétation conventionnelle de la nature. Elle doit tenir au monument, ne faire qu'un avec ses murs, se marier avec le ton de ses matériaux, se modeler sur ses formes architecturales et surtout ne pas trouer les surfaces qui la supportent. Toute la théorie de la décoration est là; elle est assez large pour admettre toutes les expressions personnelles.

   Flandrin, dans ses processions de vierges et de saints, a été amené à découper ses personnages sur des fonds uniformément plats : fond or treillissé, fond bleu réticulé, fond mosaïque. Cette conception est assurément exagérée, et il faudrait la taxer d'intransigeante si elle s'affirmait comme l'unique et nécessaire mode décoratif. Nos modernes ont pensé qu'il ne fallait pas appauvrir ainsi la peinture murale, que celle-ci pouvait faire évoluer ses personnages dans des paysages, et que les lointains, par conséquent, lui étaient permis comme à la peinture de chevalet. Mais alors.....? Tout dépend de la facture et de l'exécution. Les lointains sont permis à la peinture décorative, à la condition d'être traités d'une façon plate. La perspective doit être purement linéaire et nullement optique.

   Que cette conception s'allie parfaitement avec la sauvegarde du mur, Puvis de Chavannes l'a victorieusement démontré avec sa vie de sainte Geneviève, d'une tonalité si douce, effacée comme une vieille tapisserie des Gobelins, et où les plans se superposent, s'étagent au lieu de s'enfuir. La pierre blanche tient bien avec cette décoration, et derrière elle on sent la présence du mur. Il semble pourtant que le genre effaciste et fruste de Puvis soit un compromis entre la peinture de chevalet et la peinture décorative.

   Avec Mucha, au contraire, nous nous trouvons en présence d'un pur décorateur. Esprit de synthèse et simplification des formes, dessin au trait fixant les seuls détails retenus, vigoureux sertis accusant les contours et silhouettant les objets, modelé obtenu par la ligne, simples aplats de couleur, ornemanisation systématique de tout ce qui en est susceptible, voilà, en quelques mots, ce qu'on pourrait appeler la théorie « muchiste. »

   Puvis de Chavannes appelait son art une transposition de la nature. On pourrait appeler l'art de Mucha une transfiguration des choses vues.

   Car elles sont bien vues, toutes ces scènes merveilleuses où, de son pinceau magique, l'artiste évoque à nos yeux charmés le rêve de son esprit. Une étude attentive et scrupuleuse de la nature a servi de base; pas un détail qui n'ait été vérifié sur le vif. Mais, une fois documenté, le praticien a fait place à l'artiste. Celui-ci a tout transfiguré, et la fée irréelle a remplacé le modèle vivant.

   Ce qui frappe en Mucha les hommes du métier, c'est la solidité de son dessin. Point n'est besoin, avec lui, de recourir à la comparaison du grand poète qui ferait des fautes d'orthographe et même de syntaxe. Le métier est ici à la hauteur du talent; nous sommes en face d'un dessinateur impeccable.
   Ce qui frappe la masse, c'est la simplicité de sa facture, laquelle, il faut bien le dire, n'a rien à voir avec celle des Primitifs. Ceux-ci étaient naturellement simples; chez les artistes modernes, la simplicité est le fruit de la recherche. Ils y arrivent en partant du compliqué.

   C'est par voie d'élimination et d'élimination impitoyable que Mucha atteint cette simplicité savante qui brille dans ses derniers travaux. Les personnages ont été étudiés très en détail, dans un esprit très réaliste, avant d'être réduits aux quelques traits essentiels qui les rendent lisibles. Les éléments inutiles ont été sacrifiés, et l'artiste est arrivé ainsi à cette brièveté d'écriture qui rend si difficile au public l'appréciation de ses œuvres.

   La décoration du palais de Bosnie n'est pas la seule participation de l'artiste morave à l'Exposition universelle. Le maître se révèle ailleurs sous des aspects nouveaux.

   Ceux qui voudront constater la souplesse de son talent devront parcourir les différents groupes de l'Exposition. Ils y verront: Au Champ de Mars, section de bijouterie, une vitrine de «Bijoux Mucha» et six statuettes d'art en bronze; Au Champ de Mars, section des parfumeurs, la décoration de la parfumerie Houbigant; Au grand palais des Champs-Elysées, section Viennoise, deux panneaux symboliques, le lever et le coucher du soleil; Au grand palais des Champs-Elysées, section des Autrichiens habitant Paris, les 12 médaillons qui ont formé la couverture du Mois littéraire et pittoresque en 1899. Enfin, au palais Autrichien du quai d'Orsay, les 25 originaux du Pater. Cette œvre, une des plus importantes de Mucha, demanderait à elle seule toute une étude.

   Le Pater est le commentaire artistique de l'oraison dominicale. L'artiste a vu dans cette prière les étapes successives de la lente ascension de l'homme vers un idéal divin. La traduction plastique qu'il en donne, sort des concepts auxquels nous a habitués l'iconographie chrétienne. Dieu n'est plus ce vieillard à barbe blanche qui représentait l'Ancêtre des Temps; c'est l'être immense et fort qui remplit tout de son ombre gigantesque. Près de Lui la Nature est personnifiée sous les traits d'un géant débonnaire et inculte émergeant au-dessus des collines, et l'Amour divin descend sur la terre sous la forme d'une femme.

   Chacune des demandes du Pater donne lieu à trois compositions: un tableau et deux pages décoratives encadrant le texte sacré et le commentaire explicatif de la composition principale. Cet ensemble nous fait voir côte à côte les deux artistes qui se trouvent en Mucha, le décorateur original et l'ancien peintre d'histoire.

   Les compositions qui forment la série principale, rappellent les visions grandioses de Gustave Doré avec la correction parfaite en plus et les oripeaux romantiques en moins.

   Ajoutons en finissant que Mucha tient une école de dessin très suivie. En verrons-nous sortir une école « muchiste »? Non. Les vrais disciples de Mucha seront originaux comme lui-même l'a été. Le Maître ne leur donne pas des recettes pour traiter une chevelure ou une draperie; il leur apprend à feuilleter ce grand dictionnaire qu'est la Nature et à en tirer des expressions nouvelles. S'il leur enseigne une grammaire de l'art décoratif, c'est une grammaire essentiellement large, ennemie des formules, respectueuse avant tout de chaque personnalité. Mucha dit à ses élèves: « Etudiez les maîtres pour vous assimiler leurs enseignements; revenez ensuite à la Nature, maîtresse des maîtres, mieux comprise, grâce à eux; devenez enfin vous-mêmes, et, prenant la Nature comme point de départ, trouvez pour toute chose une interprétation personnelle. ».

   Tel est ou tel devrait être tout enseignement artistique. Celui-ci est basé sur le désir de trouver des formes nouvelles. Cette soif de l'inédit, qui caractérise un peu notre génération, ne lui appartient pas en propre. On la retrouve à toutes les belles époques de l'art et c'est elle qui les a faites. Peintres et sculpteurs en conviennent. Seuls, peut-être, les architectes s'attardent encore parfois à regarder en arrière et à reproduire un passé qui n'a plus d'âme. Répétitions stériles d'une part, renouveau intense de l'autre. On ne voit pas pourquoi une branche de l'art mourrait d'inanition quand d'autres débordent de sève nouvelle.


 retour    mis à jour le 01-03-2018   haut